«En Afrique du Sud, le financement du terrorisme et le crime organisé sont étroitement liés.»

Comment les organisations terroristes parviennent-elles à financer leurs opérations en Afrique du Sud sans susciter d’inquiétudes ? Pourquoi le pays semble-t-il relativement exempt d’attaques jihadistes ? Des pistes de réflexion avec Ryan Cummings, expert en sécurité opérant depuis Le Cap.

Quelles sont les méthodes utilisées par les organisations terroristes pour financer leurs activités en Afrique du Sud sans éveiller de soupçons ? Pourquoi le pays semble-t-il peu touché par les attaques jihadistes ? Ryan Cummings, spécialiste en sécurité basé au Cap, apporte des éclaircissements à ces questions.

Ryan Cummings : Il existe suffisamment de preuves pour le suggérer, en particulier dans le contexte de l’État islamique en Afrique centrale. [En mars et novembre 2022], le Trésor américain a d’ailleurs imposé des sanctions à certains individus qui opèrent sur le territoire sud-africain. On parle ici de grandes quantités d’argent qui ont été transférées vers ou depuis l’Afrique du Sud, à destination d’organisations terroristes bien identifiées, qui utilisent ces fonds pour financer leurs activités. Donc, oui, je pense qu’on peut affirmer avec certitude que l’Afrique du Sud est une plaque tournante sur le continent africain pour le financement de l’extrémisme.

Nous avons un niveau de criminalité très élevé dans le pays : des vols en bande organisée, de l’extorsion, du racket et même des enlèvements contre rançon. Et puis il y a les crimes financiers – les détournement de fonds et tout le reste. Il arrive aussi que l’argent provienne des transferts de la diaspora. Dans d’autres cas, les fonds transitent sous couverture de revenus commerciaux légaux,  alors qu’ils servent à financer des activités terroristes à l’étranger… Toutes les voies possibles et imaginables ont été exploitées en Afrique du Sud, et il ne fait aucun doute qu’il existe un lien très fort entre le financement du terrorisme et le crime organisé en Afrique du Sud. Ces groupes profitent du faible niveau de poursuites judiciaires et d’arrestations dans le pays.

Quelles organisations terroristes tirent leur financement de l’Afrique du Sud ?

Principalement, l’État islamique en Afrique centrale (Iscap), comprenant le groupe Ansar Al-Sunna, actif dans le nord du Mozambique, plus précisément dans la province du Cabo Delgado, ainsi que les Forces démocratiques alliées (ADF) opérant en République démocratique du Congo (RDC), sont impliqués. Il est établi que certaines personnes agissent en tant que facilitateurs et financiers pour l’État islamique en Somalie, en jouant un rôle crucial dans le transfert d’argent, y compris l’utilisation du système de «hawala» pour faire passer discrètement des fonds substantiels à travers des pays tels que l’Ouganda, la Tanzanie, le Kenya ou la RDC.

A-t-on une estimation des sommes transférées ?

Nous n’avons pas de chiffres précis, mais il est raisonnable de penser que, au cours des douze derniers mois, ces transactions ont probablement dépassé les 500 000 dollars.

Le système bancaire en Afrique du Sud présente-t-il des lacunes en matière de régulation ?

Non, l’Afrique du Sud dispose de la législation nécessaire pour combattre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Le défi réside plutôt dans la mise en application de ces lois. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le pays a été inscrit sur la liste grise du Gafi : bien que les mécanismes existent, ils ne sont pas correctement exécutés, ce qui nous expose à des vulnérabilités.

Quelles sont les raisons derrière le faible nombre de poursuites judiciaires ?

Plus l’activité criminelle est structurée, plus les poursuites et les condamnations sont rares. En outre, la corruption élevée au sein de nos forces de police, avec des preuves qui disparaissent et des policiers ayant des liens avec le grand banditisme, aggrave la situation. Tous ces éléments compromettent notre capacité à mener des enquêtes efficaces et facilitent le blanchiment d’argent par ces groupes criminels, qui échappent ainsi à de gros risques.

Les vulnérabilités des frontières en Afrique du Sud contribuent-elles également au financement du terrorisme ?

En effet, c’est un facteur de grande importance. Pour illustrer ce point, prenons l’exemple des Shebab, le groupe somalien, qui a été surpris en train d’acheter des pièces d’identité auprès de personnel du ministère sud-africain de l’Intérieur pour pénétrer dans le pays. De plus, un rapport déclassifié après l’attaque du centre commercial Westgate au Kenya en 2013 a révélé que plusieurs terroristes avaient reçu leur formation en Afrique du Sud.

Bien que des mesures aient été prises pour renforcer la sécurité aux frontières en collaborant avec des agences spécialisées, il est manifeste que l’Afrique du Sud continue de souffrir d’un taux élevé de corruption dans le secteur public, en particulier parmi les gardes-frontières et les employés du ministère de l’Intérieur. Tant que cette situation ne connaîtra pas d’amélioration, il sera difficile d’inverser cette tendance.

Pourquoi le pays n’a-t-il pas été la cible d’attentats ?

C’est précisément parce que l’Afrique du Sud est un hub financier et logistique pour les organisations extrémistes. On ne mord pas la main qui vous nourrit ! Ces groupes ne vont pas attaquer l’Afrique du Sud et mettre en danger une source de revenus considérable. Cela pourrait inciter les autorités à enquêter sur les activités de ces individus et organisations.

Bien sûr, nous sommes militairement engagés au Mozambique, et il y a eu des craintes que notre participation à la mission de la Communauté de développement de l’Afrique australe au Mozambique (Samim) nous expose à des menaces de l’État islamique. Cependant, d’une certaine manière, les sommes d’argent transférées en Afrique du Sud pour soutenir l’extrémisme nous offrent une forme de protection. Les groupes terroristes ne sont pas prêts à mettre en danger leur propre système financier.

La prévalence de l’islam radical en Afrique du Sud : son évolution au fil du temps

En Afrique du Sud, nous sommes connus pour notre tolérance, et la communauté musulmane est pleinement intégrée dans la société. Cependant, le wahhabisme, importé d’Arabie saoudite, de Somalie et d’autres nations du Golfe, gagne du terrain. Il se répand également parmi les diasporas originaires de la côte swahilie, au sein desquelles certains promeuvent une interprétation plus fondamentaliste de l’islam. La prise de conscience de la présence de cette idéologie en Afrique du Sud a été notamment provoquée par la découverte de Sud-Africains au sein des structures de l’État islamique. Ces individus ont, à un moment donné, quitté le pays pour rejoindre le califat à Raqqa ou à Mossoul, ou ont combattu aux côtés des forces de Daech face aux armées irakienne, syrienne et à leurs alliés. On estime que plusieurs centaines de personnes ont probablement adhéré à cette idéologie fondamentaliste, ce qui suscite des inquiétudes pour l’avenir.

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