« Un gaz neurotoxique a été utilisé à Khan Cheikhoun »

Les 74 victimes civiles d’une attaque mardi près d’Idlib ont bien succombé à des agents chimiques, comme l’attestent plusieurs témoins et experts. Les allégations russes disculpant le régime d’Al-Assad ne résistent pas à un examen précis des faits.

Au moins 74 Syriens sont morts asphyxiés, mardi, à Khan Cheikhoun, et plus de 500 personnes ont été contaminées par un gaz toxique. Des civils, dont de nombreux enfants, suffoquant à même le sol, écume blanche aux lèvres. Les images, insoutenables, ont fait le tour du monde. Paris, Londres, Berlin et Washington ont rapidement pointé «la responsabilité » du régime syrien dans cette attaque chimique contre cette petite ville située entre Idlib et Hama, dans la zone tenue par l’opposition. Damas a démenti, comme toujours. Moscou, soutien indéfectible de Bachar al-Assad, a également nié l’utilisation d’armes chimiques par son allié.

Le Kremlin a donné sa propre version des faits : « D’après les données du contrôle russe de l’espace aérien en Syrie, le 4 avril de 11 h 30 à 12 h 30 [heure locale], l’aviation syrienne a frappé un entrepôt d’armes chimiques et d’équipement militaire des terroristes, situé dans l’est du village rebelle de Khan Cheikhoun, a déclaré le porte-parole de la Défense russe. Dans cet entrepôt se trouvaient des ateliers pour la production de bombes chargées d’explosifs toxiques. Depuis ce grand atelier, les terroristes envoyaient des munitions contenant des substances chimiques en Irak. » Les bombes du régime, selon Moscou, ne contenaient donc pas elles-mêmes d’agents toxiques. A travers le récit de plusieurs acteurs de la crise syrienne en contact avec les habitants de Khan Cheikhoun, Libération a pourtant recueilli plusieurs éléments concordants qui battent en brèche la version russe et pointent l’usage direct d’armes chimiques par l’armée du dictateur syrien.

Deux passages de Soukhoï

« Les habitants dormaient encore » quand les bombes ont atteint le quartier résidentiel du sud de Khan Cheikhoun, entre 6 h 40 et 6 h 50. « Dès 7 heures, les hôpitaux de la ville étaient en alerte, raconte Raphaël Pitti. Deux passages de Soukhoï-22 ont été signalés, avec largage de missiles. » Cet ancien médecin de guerre français s’est rendu 18 fois en Syrie depuis le début du conflit, il y a six ans, au côté de l’Union des organisations de secours et de soins médicaux (UOSSM), pour transmettre son savoir-faire à des médecins, des infirmiers et des secouristes. Au total, 8 000 Syriens sont passés par ses centres de formations, souvent clandestins : plusieurs d’entre eux étaient présents à Khan Cheikhoun ce mardi. Raphaël Pitti a conversé avec les médecins tout au long de la journée, via un forum dédié. « Les premiers secouristes qui se sont rendus sur place ne se doutaient pas que des armes chimiques avaient été utilisées, explique-t-il. Ils ont donc été contaminés à leur tour. »

« Le premier missile est tombé au milieu d’une rue, précise Ammar Abdullah, qui a photographié l’impact. Les bombes chimiques ne créent pas de gros dégâts, elles explosent puis libèrent leur gaz. Il s’est dispersé dans l’air en se déplaçant vers l’ouest, là où on a trouvé la plupart des victimes. » Ses images, diffusées par l’agence Reuters, illustrent aujourd’hui de nombreux articles dans la presse. Le photographe est arrivé sur place un peu plus d’une heure après la première frappe, vers 8 heures. « Je portais des protections, un masque et des gants, pour tenter d’éviter autant que possible la contamination », précise-t-il.

Membre des Casques blancs, Hamid Kutini s’est, lui aussi, rendu sur le lieu de l’attaque, pour porter secours aux victimes : « La frappe a visé une zone résidentielle, près de l’entrée sud de Khan Cheikhoun. Il n’y a pas d’entrepôt d’armes, comme avancé par les Russes, dans ce quartier ! Seulement un petit hangar avec un four à pain, déjà visé par de précédents bombardements. » Pour éviter la contamination, les blessés, semi-conscients, sont souvent déshabillés et aspergés d’eau. Des vidéos d’adolescents allongés dans la boue, le corps secoué par des convulsions, montrent la violence des crises déclenchées par le gaz toxique.

Très vite, les médecins de Khan Cheikhoun qui voient affluer les victimes devinent que le produit chimique utilisé est un agent innervant de la famille des organophosphorés, comme le gaz sarin, que le régime a déjà utilisé à la Ghouta dans la banlieue de Damas en 2013, faisant plus de 1 400 morts. « C’est évident qu’un gaz neurotoxique a été utilisé à Khan Cheikhoun, assure Raphaël Pitti. Tous les symptômes cliniques concordent : hyperstimulation du système nerveux qui provoque le coma, pupilles extrêmement rétrécies qui ne réagissent plus à la lumière, blocage de l’appareil respiratoire, stimulation des sécrétions buccales – bave – qui aggrave une asphyxie profonde, convulsions musculaires permanentes – les victimes «battent des ailes» -, douleurs abdominales, diarrhées, incontinence… ce sont tous les symptômes provoqués par le gaz sarin. » L’exposition à des agents neurotoxiques a été confirmée par l’Organisation mondiale de la santé en fin de journée mercredi.

Ammar Abdullah confirme : « Ecume qui sort de la bouche, frissons, spasmes… Nous avons des photos de tout ça. Ça ne ressemble pas à des symptômes dus à du chlore. » Le chlore, également utilisé par le régime syrien dans le passé, n’est pas un agent neurotoxique. Il provoque une intense gêne respiratoire, puis un « œdème aigu dû à la destruction des alvéoles pulmonaires ». Il a une odeur caractéristique, proche de celle de la javel, contrairement au sarin, inodore. Plusieurs témoins affirment avoir senti des effluves particuliers après l’attaque. « Des mélanges de chlore et de gaz sarin sont aussi utilisés comme arme chimique », affirme le médecin français. C’est aussi la conclusion du directoire de la santé d’Idlib : « L’aviation militaire a largué des missiles chargés de gaz toxiques, un mélange de sarin et de chlore, sur les habitations de Khan Cheikhoun. »

L’hôpital visé

« C’est la première fois que des chasseurs Soukhoï-22 sont utilisés avec des missiles pleins de sarin lancés en même temps que des missiles explosifs pour une attaque massive destinée à tuer au maximum. Jusque-là, les attaques chimiques recensées ont été menées par des hélicoptères larguant des barils contenant du chlore, rappelle Ibrahim al-Idilbi, porte-parole de la rébellion modérée pour la région d’Idlib. Khan Cheikhoun est situé à la limite de la ligne de front de la région de Hama et abrite de nombreux déplacés en provenance de cette ville. La semaine dernière, les rebelles ont mené une offensive contre Hama, et le régime a subi des pertes considérables. L’attaque de Khan Cheikhoun est une vengeance. »

Une seconde vague de bombardements, non chimiques cette fois, s’est abattue sur la ville à la mi-journée. « Deux frappes ont visé, autour de 11 h 30-12 heures, l’hôpital Al-Rahma, où étaient traitées les victimes du premier raid, puis le centre de défense civile », relate le Casque blanc Hamid Kutini. « Le bâtiment de l’hôpital n’a pas été directement touché, mais les dégâts l’ont rendu inopérant : il a été évacué », précise Raphaël Pitti. Le personnel soignant, débordé, s’est retrouvé à court de médicaments. « Trois traitements sont utilisés pour contrer les effets du sarin : de l’atropine à haute dose contre l’asphyxie, du valium contre les convulsions, et du contrathion comme antidote, détaille-t-il. Les stocks des deux premiers ont été épuisés, le troisième est totalement absent à Khan Cheikhoun. Dans ces conditions, cette attaque était sûre de provoquer un massacre. » Une partie des victimes ont été transférés dans des hôpitaux d’Idlib ou en Turquie.

Le médecin ne croit absolument pas à la thèse russe de l’explosion d’un entrepôt. « Si cet entrepôt existait et stockait du sarin, ce dernier aurait été sous forme liquide, soit dans des conteneurs sécurisés, soit dans des obus ou missiles qui auraient été volés au régime. Or pour que le liquide s’évapore et se répande, il doit être chauffé à plus de 147°C. Il aurait donc fallu un grand incendie, mais aucun témoin n’en a constaté, ou bien la destruction des obus, et dans ce cas l’explosion aurait été d’une tout autre ampleur. » A moins d’apporter des preuves tangibles venant appuyer sa version, le Kremlin ne pourra pas exonérer bien longtemps son protégé.

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